CHAPITRE XI

Couchée dans son lit, Alicia fixait le plafond en se mordant la lèvre pour ne pas bouillir. Ça devenait de plus en plus difficile.

En un sens, tout n’allait pas si mal. Maintenant que Tisiphone connaissait les conclusions qu’ils étaient censés rapporter, les diagnostics de Tannis ne révélaient que ce qu’ils devaient révéler et Alicia ne craignait plus de trahir ce qu’elle préférait dissimuler. Tannis avait tenté de procéder à des recherches neurales directes, des traitements chimiques et même à la régression par hypnose, mais Tisiphone, s’agissant de contrôler pensées et réactions humaines, avait de la bouteille. Sans doute eût-elle été incapable, aujourd’hui, de contrôler une autre personne, mais le cerveau et l’organisme d’Alicia étaient désormais son terrain de jeu et elle n’y autorisait aucun intrus, aussi la sécurité était-elle acquise de ce côté.

Malheureusement, cela n’ôtait strictement rien à l’ennui d’Alicia. La Furie prenait peut-être son pied à leurrer les médecins et explorer le réseau informatique planétaire de Soissons, mais Alicia devenait carrément « folle ». L’idée pouvait sans doute susciter un sourire amer, mais elle avait cessé d’être drôle quand elle avait pris conscience de ce que devenaient son chagrin et sa rage.

Ceux-ci subsistaient en elle. Elle ne pouvait pas les éprouver au travers des boucliers de Tisiphone, mais elle en sentait la présence sans pouvoir les assumer. Elle ne le pouvait pas car ils restaient impalpables, intangibles, ce qui laissait en son tréfonds une sorte de vide étrange, dangereusement non résolu. Pire, il lui semblait savoir ce que Tisiphone faisait de toute cette émotion brute qui filtrait d’elle. La Furie ne trouvait aucun intérêt à la dissiper, car elle ne connaissait qu’une catharsis. Au début, Alicia avait cru qu’elle l’absorbait, s’en nourrissait comme d’un aliment bizarre, mais elle avait été prise ensuite d’un soupçon bien plus grave, et Tisiphone n’avait pas daigné démentir.

Elle les emmagasinait. Les distillait en une pure essence de haine, lui réservant un usage ultérieur, et Alicia avait peur. Les commandos de choc ne sont guère enclins à s’illusionner sur eux-mêmes – ils ne peuvent pas se le permettre – et elle avait une conscience aiguë de sa face obscure. Elle en avait largement donné la preuve, sans une once de remords, quand elle s’en était prise à Wadislaw Watts, et quelques autres fois, sur le terrain, quand son instinct de tueuse avait menacé, là encore, de briser ses chaînes. Ça ne s’était jamais produit, mais il s’en était plus d’une fois fallu d’un cheveu, et une femme devait garder la tête froide durant le combat, faute de quoi elle mourait – en emportant probablement d’autres victimes dans sa tombe.

L’idée des dommages que la libération brutale de toute cette haine concentrée risquait de causer à son jugement la terrifiait, mais Tisiphone refusait même d’en discuter, en dépit de demandes répétées qui n’avaient que trop frôlé la pure et simple supplication avant que l’orgueil d’Alicia ne la pousse à renoncer. Elle ne pouvait rigoureusement rien contre les rebuffades de la Furie… et Tisiphone lui avait rappelé (sans cruauté, d’ailleurs, comme avec bonté) qu’elle-même avait consenti à exercer sa vengeance à « n’importe quel prix ». C’était la stricte vérité, et qu’elle se crût folle n’avait aucune incidence. Elle avait donné sa parole et, tout comme pour l’oncle Arthur, ça s’arrêtait là.

Et voilà qu’à présent venait s’ajouter un nouvel élément perturbant, car Tisiphone s’apprêtait manifestement à agir. Le ton de sa voix mentale était enjoué, ce qui, compte tenu du peu qu’elles avaient accompli, n’avait aucun sens. Alicia s’étonnait que la Furie, si féroce et déterminée qu’elle fût, n’eût pas insisté davantage pour prendre la fuite bien plus tôt. Sans doute avait elle glané une formidable somme d’informations – dont tout que le colonel Mcllheny et Ben Belkacem savaient sur les pirates – mais il devait y avoir autre chose…

Effectivement, petite. > L’affirmation avait été si soudaine qu’Alicia tressaillit de surprise, et Tisiphone eut un ricanement muet. < De fait, l’événement que j’attendais s’est enfin produit, et l’heure est venue pour nous de prendre congé.

— Tu es sérieuse ? > Alicia se redressa brusquement puis hoqueta pendant que Tisiphone répondait silencieusement. Son augmentation s’enclencha spontanément et, pour la première fois depuis plus de deux mois, ses sens survoltés s’aiguisèrent pleinement ; elle sursauta de nouveau en sentant Tisiphone activer sa pharmacopée. La première vague de tension la parcourut dès que le réservoir d’axel déversa dans son système sanguin sa mesure soigneusement dosée, puis le monde commença de ralentir autour d’elle.

Elle se mordit la lèvre, désorientée par la rapidité avec laquelle agissait la Furie, et un mince voile familier se tissa devant ses yeux. Il se dissipa rapidement, et ses tympans résonnèrent du doux chant aigu de l’axel.

On va partir immédiatement, reprit calmement Tisiphone. J’ai placé dans leurs ordinateurs des directives chargées de réorienter leurs senseurs, désactiver les systèmes de sécurité des portes et convoquer ailleurs l’infirmière d’étage, mais je n’ai aucun contrôle sur les rencontres que nous ferons en chemin. À toi de t’en charger. >

Alicia se leva avec toute la grâce que conférait l’axel. La drogue n’accroissait que très légèrement sa vitesse de réaction mais augmentait énormément ses processus mentaux, et, si ses réactions n’étaient qu’un peu plus promptes, elles restaient d’une parfaite assurance, car elle avait eu tout le temps d’y réfléchir avant.

La porte s’ouvrit en chuintant, avec une lenteur sirupeuse, et elle la traversa en flottant. Derrière, le couloir était désert et le poste des infirmières inoccupé comme l’avait promis Tisiphone, mais un factionnaire montait la garde de façon permanente près des ascenseurs. Elle avait rencontré le vigile de nuit, et, bien que ce jeune homme sérieux eût pris bien soin de n’en rien dire, elle connaissait la raison de sa présence, car lui aussi était un commando de choc.

Mais les ascenseurs se trouvaient derrière un coude du couloir, et elle le dévala comme un fantôme en chevauchant la pure exaltation de l’axel. Cette aptitude à chevaucher l’axel était une des qualités qu’on exigeait des commandos de choc. Tout comme le haut degré de résilience à toutes les formes d’accoutumance, mais nul ne pouvait résister à l’impression de divine omnipotence engendrée par l’axel, non plus qu’aux violentes, atroces nausée, qui vous secouaient quand vous redescendiez enfin. À la vérité, Alicia soupçonnait les médecins d’accentuer délibérément cet effet secondaire pour décourager les commandos de s’y adonner trop libéralement.

Elle tourna le coin et le vigile releva la tête. Elle lui sourit et il lui rendit lentement – très lentement – son sourire. Mais celui-ci s’altéra dès qu’il identifia le mouvement coulant, précis, qui transformait une démarche normale en une danse sublimement chorégraphiée.

Sa main se porta à son étourdisseur, et, de pure jubilation, Alicia aurait volontiers éclaté de rire. Il était encore beaucoup trop loin pour qu’elle l’atteignît avant qu’il n’eût dégainé, mais cette bonne vieille Speedy ne coulait pas dans ses veines. Sans doute tira-t-il son arme avant, mais il n’eut pas le temps de la recharger.

Le rayon vert la frappa de plein fouet… sans aucun résultat. Les boucliers neuraux incorporés dans l’augmentation des commandos de choc pouvaient même résister aux tirs d’un déconnecteur synaptique, et le rayon d’un étourdisseur, qui aurait pu abattre un éléphant ou un félin des neiges, n’avait aucun effet sur elle.

Il est vraiment très jeune, se persuada-t-elle, pleine de tolérance, en même temps qu’elle portait les mains en avant. Savoir l’augmentation (et les boucliers de la jeune femme) désactivés, l’avait peut-être désorienté. D’un autre côté, il avait de toute évidence reconnu qu’elle était en mode accélération, ce qui signifiait que son augmentation avait été réactivée. Sauf qu’il n’avait pas eu le temps de réfléchir, bien entendu. Sinon, il aurait aussitôt engagé le corps à corps. Tout aussi vainement, songea-t-elle en balançant son premier coup ; mais au moins aurait-il résisté assez longtemps pour sonner l’alarme.

Ils n’en sauraient jamais rien désormais. Sa main vola et le heurta juste derrière l’oreille, et elle le fit pivoter sur lui-même comme s’il n’était qu’un mannequin flasque rembourré de son. Ses mains trouvèrent les points de pression avec une dextérité toute scientifique et il s’abattit en un tas informe, désarticulé, Juste avant que sa propre augmentation n’eût le temps de s’activer pour l’en empêcher. Le plus beau, c’est qu’il l’avait reconnue ; il savait qu’elle ne chercherait pas à le capturer ni à l’interroger, ce qui, dès lors, faisait de ses protocoles automatiques lettre morte.

Alicia le traîna dans l’ascenseur et ferma les portes en se demandant où elle était censée se rendre maintenant.

En bas, lui répondit une voix limpide. Il y a un véhicule dans le parking. Je l’ai réservé ce matin en ton nom.

— J’espère que tu sais ce que tu fais, ma fille.

— Oh, absolument >, ronronna Tisiphone. Alicia appuya sur le bouton du garage du sous-sol. La descente parut durer une éternité pour son sens puissamment exacerbé de l’écoulement du temps et elle se demanda ce qu’elle ferait si jamais un autre usager l’arrêtait au passage.

Ce ne fut pas le cas – sans doute parce qu’il était plus de minuit passé heure locale – et les portes s’ouvrirent enfin en coulissant. Alicia contempla pensivement le vigile inconscient puis retira l’étourdisseur de ses doigts insensibles. Elle le rechargea et lui en administra une dose prudente qui le maintiendrait inanimé pendant des heures puis pressa le bouton d’arrêt d’urgence, bloquant ainsi la cabine.

< Très bien. Où est ce véhicule ?

— Box 174. Sur ta droite, petite. >

Alicia hocha la tête et entreprit de longer d’un pas vif un alignement de salles (la plupart étaient vides et les véhicules qu’elle apercevait étaient en majorité civils, de temps en temps militaires ou gouvernementaux) jusqu’à atteindre la place désignée et fixer en clignant des yeux l’écumeur de reconnaissance fuselé et d’aspect redoutable qu’elle abritait.

Très impressionnant, songea-t-elle en ouvrant l’écoutille, tout en avisant les marques sur le fuselage signalant un contre-amiral. Mais où allons-nous ?

— Terrain de Jefferson, rampe de lancement alpha six.

— Un pas de tir de navette ? Qu’allons-nous y faire ?

— On quitte Soissons, petite. > De nouveau ce gloussement mental, presque un ricanement, du moins si cette Furie austère et déterminée avait été capable d’émettre un tel bruit, et Alicia soupira avec résignation. Tisiphone avait l’air de savoir ce qu’elle faisait, mais il eût été bien aimable de sa part de la mettre au parfum. Elle allait devoir lui toucher deux mots de cet état de fait, songea Alicia en activant l’antigrav de l’écumeur avant de le soulever d’une vingtaine de centimètres puis de le guider à vitesse réduite vers la rampe ; mais, sous l’exaltation induite par l’axel, elle n’en ressentit pas moins une bouffée de pur plaisir, plus profonde et aiguë, en voyant scintiller au-dessus d’elle, clair et limpide, le ciel étoilé de Soissons. Dehors ! Libre ! Une partie de l’impatience de Tisiphone la contamina, pareille à la liesse du faucon qui déploie ses ailes pour fondre sur sa proie, et elle enfonça l’écumeur dans la nuit.

 

Le tableau de la console de communication de l’écumeur ne cessait de chuchoter des messages de routine pendant qu’Alicia fendait les ténèbres vers le périmètre brillamment illuminé du terrain de Jefferson, et elle sentit qu’elle se détendait dans le douillet cocon de l’axel. Elle savait que c’était dangereux, d’autant qu’elle n’avait toujours aucune idée des intentions de Tisiphone, mais elle était en quelque sorte passée en pilote automatique.

Ça lui ressemblait si peu que c’en était perturbant. Un étrange fatalisme s’était substitué à la lucidité habituelle, aiguisée, dont elle faisait preuve en pareil cas, et, si elle n’aimait pas ça, elle s’en complaisait bizarrement. Elle s’efforça d’y résister, mais sa volonté de fer avait cédé le pas à une sorte de souplesse docile et une partie de son esprit se demandait comment Tisiphone s’y était prise. Car une chose au moins crevait les yeux : la Furie était assise dans le siège du pilote. Les longues semaines d’ennui et d’inactivité et de confortables bavardages mentaux avaient aveuglé Alicia sur sa véritable nature. Il ne s’agissait sans doute pas de subterfuges de la part de Tisiphone, pas plus d’ailleurs que ses aimables, espiègles taquineries, mais ces bavardages n’étaient jamais qu’une des facettes de la Furie, et certainement pas la prédominante. Quand venait le moment d’agir, Tisiphone se montrait aussi impitoyable que les éléments. Elle n’avait pas débattu de ses projets avec Alicia parce qu’elle n’avait vu aucune raison de le faire, tout simplement, et, à présent, sa détermination inflexible claquemurait Alicia dans son propre corps.

Pourtant, c’était encore plus complexe, songea la jeune femme tandis que ses mains guidaient docilement l’écumeur le long du trajet d’approche du terrain de Jefferson et que les marques et le transpondeur de leur amiral de propriétaire leur permettaient de franchir les postes de contrôle automatique extérieurs. Alors même qu’une petite zone de son esprit palpitait encore faiblement pour tenter de se soustraire à l’emprise de la Furie, une autre, plus vaste, semblait parfaitement s’en satisfaire : celle qui poussait toujours un soupir de soulagement après les briefings, quand la mission allait enfin commencer. Elles agissaient, elles étaient résolues, et l’excitation de la chasse faisait ronronner le prédateur en elle. Son cerveau bourdonnait et vacillait sans doute sous le coup d’impulsions contradictoires, mais ses pensées étaient aussi claires, froides et précises que ses gestes ; jamais, de toute son existence, elle n’avait ressenti quelque chose d’approchant.

Et maintenant ? s’enquit-elle alors qu’elles arrivaient près de la porte de contrôle intérieure.

— Passe-la, répondit Tisiphone, et la volonté d’Alicia s’ébroua, somnolente.

— Ça ne me paraît pas une très bonne idée. Tu as peut-être fauché l’écumeur d’un amiral, mais je ne dispose pas des documents justificatifs.

— Peu importe.

— Tu es dingue, ma fille ! Ce portail est gardé par de vraies sentinelles en chair et en os !

— Mais elles ne verront rien. Aurais-tu oublié l’infirmier ?

— Elles ne se fient pas qu’à leurs yeux, bon sang, et ce machin est armé ! Les senseurs vont s’affoler !

— Qu’ils s’affolent ! Nous n’avons besoin que de quelques secondes de pagaille.

— Pas question ! > Alicia entreprit de ralentir l’écumeur. < Nous sommes sorties de l’hôpital. Rebroussons chemin et réfléchissons avant de nous enfoncer jusqu’au cou dans… >

Sa pensée s’émietta en une explosion de pure et cuisante souffrance, et ses yeux se retrouvèrent subitement aveugles. Douleur et aveuglement s’évanouirent aussi vite qu’ils étaient venus, et son esprit se tortilla dans les affres d’une vaine rébellion, tandis que son corps obéissait à la volonté de la Furie. Elle sentit l’écumeur foncer en avant, au maximum de sa puissance, et franchir en trombe le portail de sécurité ; les sentinelles, pourtant sur le qui-vive, n’y virent effectivement que du feu. Elle les entraperçut fugacement sur le rétroécran, se ruant vers leur connexion dans la plus parfaite confusion tandis que des lumières se mettaient à clignoter et les sirènes à hurler, mais ses mains, sur les commandes, faisaient déjà grimper l’écumeur plus haut, vers les rampes de lancement des navettes.

Lâche-moi ! > cria-t-elle. Un rire dément lui répondit, submergeant son cerveau.

< Pas maintenant, petite ! La partie vient de commencer… on ne recule plus.

<Je ne suis pas ta marionnette, bordel !

— Oh que si ! > La voix de la Furie marqua une pause puis reprit, plus hésitante, comme si la résistance d’Alicia l’intriguait. < C’est ce que tu m’as toi-même demandé, petite. J’ai juré de te l’accorder et je tiendrai parole.

— C’est ma vie… mon corps ! > L’impression de satisfaction s’était évanouie et sa volonté renaissante luttait contre l’emprise de Tisiphone. Elle grinça des dents, battit rageusement des poings, et une nouvelle vague de douleur la traversa. La férocité de son combat la laissa pantelante et elle suffoquait déjà de triomphe quand ses mains commencèrent enfin à ralentir l’écumeur, puis elle hurla quand Tisiphone riposta furieusement. < Non ! Il ne faut pas ! Pas maintenant ! On va tout perdre au dernier moment !

— Alors lâche-moi, bordel ! » grinça Alicia, les dents serrées. Sa voix torturée, tendue d’angoisse, sonnait étrangement à ses propres oreilles, mais elle sentait qu’elle devait s’exprimer à voix haute. « Je veux redevenir moi-même !

— Oh, très bien ! > aboya sèchement Tisiphone en relâchant abruptement son contrôle ; l’écumeur exécuta une folle embardée et Alicia poussa un soupir de soulagement… puis glapit en voyant un éclair de plasma frôler son toit. Toujours sous l’emprise de l’axel, elle imprima à l’écumeur un virage aigu, et un deuxième coup manqué fit exploser un transport aérien de réservoirs d’hydrogène en une boule de feu qui illumina les ténèbres.

Te voilà satisfaite, j’imagine ! > railla Tisiphone, mais Alicia était trop occupée pour réagir : elle venait follement de passer en mode évasion. D’autres éclairs de plasma zébraient l’obscurité comme autant de boules de foudre mortelles, et, d’un coup de poing, elle activa le bouclier léger de l’écumeur. Il ne pourrait sans doute pas grand-chose contre une frappe directe, mais du moins détournerait-il celles qui le frôleraient.

Des feux brasillaient dans la nuit quand elle retourna pratiquement le véhicule sur le flanc pour tenter de s’échapper vers le ciel. Des entrepôts vomissaient des flammes, touchés par les tirs furieux de ses poursuivants, et elle s’engouffra dans une étroite ouverture entre des cargos et des quais de chargement. La com aboyait des ordres lui intimant de se rendre et l’avertissait qu’en cas de refus de sa part on n’hésiterait pas à recourir à la force pour l’abattre. Elle n’avait pas vraiment besoin de ça, songea-t-elle quand les incendies disparurent derrière sa proue, tandis que ses scanneurs lui signalaient que des vaisseaux d’assaut atmosphériques se rapprochaient par le nord. Plus près du sol, des écumeurs de la sécurité la pourchassaient frénétiquement. Ils l’avaient dépassée quand elle s’était retournée, lui laissant ainsi un peu de jeu, mais ils étaient désormais à sa hauteur et connaissaient bien mieux la base qu’elle.

Au moins disposait-elle d’instruments de bord fiables et elle poussa un juron en repérant d’autres véhicules de la sécurité. Ils la prenaient en étau et elle blasphéma de nouveau en consultant la carte sur l’écran. Elle n’avait toujours aucune idée de ce que méditait Tisiphone, mais cette traque lui coupait désormais toute retraite. Ils se rapprochaient, la contraignant à s’enfoncer plus profond à l’intérieur de la base, en se conformant à ce qui ne ressemblait que trop à une manœuvre préétablie. Quelque chose devait l’attendre là-bas, pourtant sa seule issue était de foncer directement sur les rampes de lancement des navettes, exactement comme Tisiphone l’avait prévu depuis le début.

Elle imprima à l’écumeur un autre virage à l’arraché, tandis qu’une partie de son esprit surveillait les signatures des vaisseaux d’assaut. Ils avaient réagi rapidement mais mettraient encore deux bonnes minutes à parvenir jusque-là, et les rampes de lancement se dressaient juste devant elle.

Très bien, ma fille, grinça-t-elle tout en passant brutalement en pilote automatique. Si tu es encore capable de nous rendre invisibles, c’est le moment ou jamais. »

En quoi est-ce que ça nous avancerait ? gouailla Tisiphone. Comme tu l’as fait remarquer toi-même, il leur restera leurs senseurs et…

— Ferme-la et fais-le ! > aboya Alicia en appuyant sur le bouton du siège éjectable.

La verrière du pilote explosa et la petite unité antigrav du siège d’Alicia la précipita vers le ciel. Le choc la fit suffoquer, mais ses bras reposaient déjà sur ceux du fauteuil et activaient les touches de contrôle.

Les fusées de direction s’allumèrent et elle ravala un couac hystérique. Ça, c’était du vol à l’estime ; bon Dieu ! Les fusées manquaient certes d’endurance (elles n’en avaient pas besoin car l’antigrav faisait le plus gros du travail) mais elles étaient conçues pour s’éloigner rapidement d’une épave en chute libre ou tenter une ultime esquive pour se soustraire au feu ennemi, ce qui leur conférait la reprise nécessaire ; en outre, le siège était fait de matériaux à faible signature, échappant pratiquement aux meilleurs senseurs. Elle se propulsa vers la rampe alpha six et pirouetta entre ciel et terre pour regarder son écumeur volé exécuter son dernier ordre.

Le véhicule fila vers le ciel, tentant désespérément d’échapper aux écumeurs de la sécurité qui finalement se rapprochaient et aux boules de feu qui le poursuivaient. Pas seulement celles des canons au plasma qui, d’ailleurs, n’ont qu’une très courte portée dans l’atmosphère. Les gens de la sécurité jouaient pour de bon et les éclairs rouges et blancs de puissants explosifs convergeaient vers sa coque qui tournoyait furieusement, mais la magie de Tisiphone devait opérer car personne ne tirait sur Alicia. Une explosion s’épanouit au centre du véhicule et l’écumeur accusa le coup ; des pièces et des débris s’en détachèrent, mais il continua de grimper à la verticale, désormais quasiment invisible du sol. D’autres tirs firent voler en éclats Armorplast et alliage, puis un vaisseau d’assaut apparut en hurlant.

Alicia cligna des yeux ; deux faisceaux de lumière aveuglante fusèrent. Ceux-là n’étaient pas des tirs de plasma ; l’écumeur était désormais assez haut pour qu’ils se servent d’obus à accélération et il se vaporisa en une boule de feu aussi brillante que le soleil quand ils le frappèrent à dix-sept mille kilomètres/seconde.

< Bon sang, ces gars ne plaisantent pas !

— Non, en effet ! répondit aigrement Tisiphone avant d’un peu s’adoucir. Néanmoins, c’était très futé. Ils vont sûrement te croire morte dans l’écumeur.

— Du moment que personne ne m’a vue m’éjecter. > Alicia tapa de nouveau sur quelques touches pour couper les fusées et réduire la puissance de l’antigrav. Elle atterrit à l’ombre de la rampe de lancement et ôta le harnais de sécurité. < Et maintenant qu’on est là, qu’est-ce que tu comptes faire exactement, bon sang ?

— Nous échapper. J’ai fait préparer un véhicule idoine à cet effet.

— Une navette de fret ? > Alicia, tout en protestant, cavalait déjà vers l’escalier de la rampe. < Ça ne nous mènera pas loin.

— Suffisamment loin. Et t’ai-je jamais parlé d’une navette de fret ? répondit Tisiphone tandis qu’Alicia pilait net et s’écartait de l’escalier.

— Oh, merde ! > chuchota-t-elle en fermant les yeux comme pour la chasser de sa vue. Quand elle les rouvrit, la navette d’assaut Bengale était toujours là, armée de pied en cap.

< Sidérant ce qu’on peut obtenir avec des ordinateurs.

— Tu es vraiment cinglée ! Cet engin vaut soixante millions de crédits ! Ils ne le laisseront jamais partir… et je n’en ai jamais conduit un seul de ma vie !

— Elle est déjà contrôlée et prête à décoller dans deux minutes ; et j’ai soigneusement vérifié, petite. Tu es parfaitement qualifiée pour piloter les navettes de type Léopard. Les Bengale sont sans doute plus grosses, mais les principales différences concernent la charge utile, les senseurs et l’armement plus puissants, pas les commandes de vol.

— Mais je n’ai rien piloté depuis cinq ans !

— je suis sûre que ça va te revenir. Pour l’instant, je suggère que nous nous activions. Notre fenêtre de lancement est courte.

— Oh, Seigneur ! » marmonna Alicia ; mais déjà elle fonçait vers la rampe. Elle n’avait pas le choix. Cette mythique Tisiphone avait perdu l’esprit, mais, que l’oncle Arthur y crût ou pas, la Furie avait trop souvent accompli l’impensable récemment. Après ça, Alicia ne sortirait jamais d’observation !

L’intérieur de la navette était frais et bourdonnait déjà du crépitement familier du système de vol en attente. C’était comme de rentrer chez soi, en dépit de toute cette folie, et elle piqua à travers la section réservée aux troufions jusqu’au poste de pilotage. Un conteneur neuf y était attaché et elle faillit piler en voyant les codes qu’il portait.

< Pas le temps. Tu pourras l’examiner plus tard !

— M… Mais, ça ne peut pas réellement être…

— Bien sûr que si. Tu auras sûrement besoin de tes armes, et j’ai donc donné l’ordre de les préparer pour les transférer à bord. >

Alicia poussa un nouveau gémissement en se laissant tomber dans la couchette du pilote pour s’emparer du casque de la synthconnexion. Ça ne pouvait pas être réel. Des réflexes mentaux bien entraînés sondèrent les ordinateurs de vol, mais un rire sauvage bouillonnait en elle, sous-jacent. Jusque-là, elle avait en une seule nuit échappé à sa garde, agressé un camarade du Cadre, volé un écumeur valant au bas mot vingt mille crédits, enfoncé la sécurité de la Flotte pour pénétrer dans une base aérienne à l’accès restreint, refusé d’obtempérer quand on lui avait ordonné de s’arrêter, causé la destruction dudit écumeur volé et endommagé divers bâtiments de la base en conséquence directe de l’échec des tentatives de son personnel légitimement habilité à l’appréhender. Et ce n’était encore rien comparé à ce qu’elle s’apprêtait à faire ! Ni plus ni moins du grand banditisme ! À elle seule, cette navette devait représenter quelque soixante millions de crédits de l’Empereur et, si ce conteneur abritait réellement une cuirasse de combat complète du Cadre, on pouvait largement doubler la mise ! Ils allaient construire une prison rien que pour elle !

Seulement s’ils t’attrapent ! > fit remarquer Tisiphone avec un enjouement exaspérant. Alicia sentit ses dents grincer mais ravala une réplique féroce, car les ordinateurs l’avaient acceptée et s’étaient mis à sa disposition. Sensation perturbante, voire effrayante, que de sentir leur vastitude inhumaine se mettre à son service en cliquetant. Elle ne l’avait pas éprouvée depuis bien longtemps et elle hésita un bref instant, puis tout devint brusquement clair et elle se sentit chez elle. La navette et elle ne faisaient plus qu’une, ses senseurs étaient ses yeux, sa centrale son cœur, son antigrav et ses propulseurs ses bras et jambes. La joie l’emplit, pareille à un feu glacé consumant trouble et désarroi.

Oui, petite, chuchota Tisiphone. C’est ta minute de vérité. Nous sommes le vol d’entraînement Foxtrot-2-9. >

Alicia enclencha le contrôle de vol et annonça sa destination d’une voix si sereine qu’elle l’étonna elle-même. Il y eut un instant de silence et son taux d’adrénaline culmina subitement. Son intrusion avait semé la pagaille dans toutes les opérations. La sécurité avait interdit tous les vols jusqu’à ce qu’elle eût éclairci l’affaire. Quelqu’un au moins avait la tête sur les épaules à la tour de contrôle et avait pris l’initiative d’empêcher tous les décollages jusqu’à ce qu’on ait compris ce qui se passait, à moins que…

« La voie est libre, Foxtrot-2-9 », annonça la tour de contrôle. Alicia ravala un autre fou rire tandis que ses turbines atmosphériques commençaient à hurler.

La navette fendait l’atmosphère de Soissons et nul ne les poursuivait. Personne, et c’était pour le moins stupéfiant. Bien sûr, il n’existait aucune raison urgente de pourchasser un bâtiment uniquement conçu pour les vols à l’intérieur du système. Où diable aurait-il pu aller, après tout ? Pour la même raison, qui serait assez cinglé pour barboter une foutue navette d’assaut ?

« Et maintenant ? demanda Alicia à haute voix.

— Calcule ton cap pour un rendez-vous avec la balise Sierra Lima-7-4-4. >

Alicia s’apprêta à demander avec qui elles avaient rendez-vous puis se mordit la langue et vérifia les bonnes coordonnées sur ses ordinateurs. Elle le saurait probablement bien assez tôt. Trop tôt, même, à en juger par ce qui s’était déjà passé.

La navette s’éleva encore ; ses turbines à brasser de l’air se coupèrent et ses propulseurs s’allumèrent pour orienter son nez vers un des chantiers navals de la Flotte ; Alicia se renfrogna. Si elles tenaient à quitter le système, il leur faudrait monter à bord d’un vaisseau stellaire, ce qui entraînerait nécessairement un nouveau forfait assorti de mauvaise conscience. Se pouvait-il que Tisiphone fût assez sûre d’elle – assez timbrée, rectifia-t-elle amèrement – pour s’imaginer qu’elles pouvaient dérober un vaisseau ?

Si c’était le cas, elle allait finalement se heurter à un obstacle qu’elle-même ne pourrait surmonter. Il leur fallait au minimum un canot, ce qui impliquait un équipage d’au moins huit hommes. Un commando de choc lui-même n’aurait pu contraindre huit spécialistes bien entraînés à accomplir leur tâche quand il leur suffisait de refuser de lui obéir pour le contrecarrer. Et jamais des officiers de la Flotte n’aideraient une malheureuse cinglée du Cadre à leur piquer leur vaisseau !

Leur vol se poursuivait sans encombre et Alicia fronça les sourcils en s’apercevant qu’après tout elles ne piquaient pas droit sur le chantier naval. Leur destination semblait plutôt une orbite de stationnement et elle braqua ses senseurs dessus. Ça ne ressemblait nullement à…

« Non ! hoqueta-t-elle. Nous ne pouvons pas voler cela, Tisiphone !

— Non seulement nous le pouvons, mais nous le devons.

— Non ! répéta Alicia d’une voix suraiguë, en proie à une panique inhabituelle. Je ne peux pas piloter cet appareil. Je ne suis pas pilote interstellaire ! Et… et…

— Trop tard pour y penser, petite, déclara la Furie d’une voix austère. J’ai étudié le sujet avec la plus grande attention et obtenu tous les renseignements dont nous aurons besoin. Il n’est nullement nécessaire que tu sois pilote. Ce vaisseau (la Furie ricana littéralement dans sa tête) se pilotera lui-même. Pas vrai ? >

Alicia tenta bien de répondre mais ne parvint qu’à émettre un bredouillis inarticulé, pendant que la navette poursuivait sa route vers le vaisseau synth alpha en attente.

La voie des furies
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